Une lune tatouée sur la main gauche

Après Raymond Carver (Devenir Carver) et James Agee (Honorer la fureur),
Rodolphe Barry clôt sa trilogie américaine par une évocation de Sam Shepard.
Drôle d’idée, penseront ceux qui ne connaissent que sa carrière d’acteur et sa
relation avec Jessica Lange. Pourquoi pas, se diront les lecteurs des quelques
recueils parus en France, dont le dernier, Ce qui est au-dedans (R. Laffont),
sorte de testament littéraire préfacé par Patti Smith, est paru à l’automne
dernier. Mais tout ceci n’est que la partie visible de l’iceberg Shepard et
Rodolphe Barry nous fait découvrir des pans entiers de sa vie, méconnus de ce
côté-ci de l’Atlantique : écrivain tourmenté, dramaturge prolifique et
révolutionnaire, musicien enflammé, mais aussi scénariste, metteur en scène.
Bref, artiste protéiforme et souvent radical, bien à sa place près de Carver
et Agee ! L’aventure artistique de Sam Shepard commence à New York dans les
années 60. Batteur d’un groupe de rock, The Holy Modal Rounders, sous le nom
de Slim Shadow, c’est pourtant grâce à l’écriture qu’il veut se faire
connaître. Dès ses premières pièces, il enflamme les théâtres du Off-Broadway,
la scène underground new-yorkaise. On n’a jamais vu ça, c’est du Beckett sous
acide, cru, direct, ses pièces sont montées dans tous les théâtres d’avant-
garde et multi-récompensées. Pour Shepard, c’est une période de créativité
folle qui se conjugue avec une vie compliquée : une jeune épouse, une aventure
avec Patti Smith, les tournées sous substances avec Bob Dylan… Puis il y a
Hollywood, qui lui fera les yeux doux après son rôle dans Les Moissons du ciel
de Terrence Malick, mais Shepard déteste le cinéma et le star-system. Pour
couper avec tout ça, il se terre dans son ranch entouré de ses chevaux. C’est
là que naîtra la légende de « l’acteur-cow-boy ». En réalité, il n’accepte de
tourner que lorsqu’il y a des factures à payer et consacre l’essentiel de son
temps à l’écriture : près de 50 pièces, 10 recueils de nouvelles ou de poèmes,
des scénarios (pour Keith Richards ou Antonioni). Toute une œuvre. Dans ce
livre, Rodolphe Barry prend le parti pris de se mettre lui-même en scène, en
admirateur et futur biographe de Shepard. Il mêle habilement réalité et
fiction, éléments biographiques et romanesques pour un résultat hybride qui
tient plus de l’hommage à un artiste admiré que du récit d’une vie. Une lune
tatouée sur la main gauche est la traversée fiévreuse de l’existence d’un
écrivain qui a renouvelé en profondeur le théâtre américain et laissé le
souvenir d’un artiste aux talents multiples. Rodolphe Barry réussit, par une
écriture nerveuse et des dialogues enlevés, à rendre perceptible cette dualité
qui le fascine chez Shepard : un homme recherchant désespérément une sérénité
intérieure, mais sans cesse bouleversé par un bouillonnement créatif et une
sensibilité à fleur de peau qui le laissaient désemparé et insatisfait. Après
une enfance passée à Brienne le château dans l'Aube et des études de Lettres
et de Cinéma, Rodolphe Barry séjourne trois ans en Nouvelle-Calédonie où il
exerce divers petits boulots (vendeur, journaliste sportif, critique
littéraire…) et écrit son premier livre, Rencontres avec Charles Juliet (La
Passe du Vent, 2000). La même année, il réalise Libre le chemin, un film
consacré à la vie et à l’œuvre de Charles Juliet. Aux Editions Finitude, il
publie Devenir Carver en 2014, un roman biographique évoquant la vie de
l'écrivain américain Raymond Carver. Puis en 2016, un recueil de nouvelles,
Entre les rounds. En 2019, avec Honorer la Fureur, Rodolphe Barry fait
découvrir le destin et le caractère singulier de James Agee, romancier,
journaliste et scénariste américain, auteur entre autres de Louons maintenant
les grands hommes et du scénario de La nuit du chasseur réalisé par Charles
Laughton. Le livre sera finaliste du Prix Goncourt de la biographie.